Vincent van Gogh à Paris en 1886
Vincent van Gogh, à la mort de son père, quitte les Pays-Bas et vient à Paris. Il y arrive en mars 1886. Il y résidera avec son frère Théodore, de trois à quatre ans plus jeune. Ce frère avait été le seul de la famille à reconnaître son talent et à croire à son avenir. Il va maintenant l’aider. Il lui montrera un dévouement à toute épreuve. Il le secourra, comme le père l’avait fait auparavant.
Théodore Van Gogh avait été pris par la maison Goupil, pour tenir chez elle l’emploi que Vincent s’était montré incapable de remplir. Quoique les deux frères se ressemblent au physique, ils différaient complètement au moral. Il semblait qu’ils se fusent partagés les qualités qui, réunies, eusent fait l’homme supérieur en tous points complet. Si Théodore manquait du génie de Vincent, il était doué de l’urbanité, de l’esprit pratique, de l’aptitude commerciale dont celui-ci s’était montré dépourvu. Il avait gagné la confiance de ses patrons, qui l’avaient tiré de la position de petit employé pour lui faire confier, boulevard Montmartre, la gérance d’une branche de leur maison.
Doué d’initiative, il s’était alors efforcé de de les amener à accueillir les œuvres des peintres impressionnistes. Mais, à l’époque, ces peintres, apparus comme des novateurs monstrueux, étaient encore mal vus et décriés, et les Goupil occupaient une si haute position dans le commerce des arts, qu’ils n’avaient pu consentir, à les laisser pénétrer à leur siège principal, rue Chaptal. C’eût été se compromettre en mauvaise compagnie. Cependant, par une concession, pour ne pas se fermer une branche de la peinture qui, après tout, pouvait avoir un avenir commercial, ils avaient remis à Théodore Van Gogh, au boulevard Montmartre, le soin de s’en occuper, d’en faire des expositions et d’en mettre des exemplaires en vente. Ils s’étaient d’ailleurs gardés de lui laisser la bride sur le cou. Il admettrait seuls ces représentants de la nouvelle peinture que le public avait relativement compris et qu’on pouvait dès lors accepter, tels que Claude Monet, Pissarro, Degas. Il fermerait l’accès aux autres, à ceux qui étaient encore réprouvés, d’une façon absolue.
Quoi qu’il en soit, Vincent Van Gogh venant à Paris vivre avec son frère Théodore, connaîtrait l’art impressionniste. Il trouverait en lui un homme à l’unisson de ses sentiments, lorsque bientôt il voudrait s’engager lui-même, dans les voies nouvelles de la peinture claire et colorée. Cependant il n’est certes pas arrivé à Paris avec cette résolution déjà prise. Elle ne devait lui venir qu’après un certain temps, car il entre tout d’abord à l’atelier Cormon.
Il s’était déjà, à la Haye dans l’atelier de Mauve, puis à Anvers à l’Académie des beaux-arts, montré enclin à suivre un enseignement régulier. Il n’avait pu s’y astreindre que momentanément. Il renouvelle la tentative à Paris, sans devoir non plus la poursuivre très longtemps. Mais pendant qu’il est à l’atelier Cormon, il y travaille assidûment. On possède de ces dessins qu’il a exécutés devant le modèle vivant. Emile Bernard, qui fréquentait l’atelier à la même époque, l’a remarqué appliqué à dessiner un plâtre d’après l’antique. Les élèves riaient, dit-il, dans son dos, trouvant qu’il « il ne daignait rien voir » (1). Ce devait être, en tout cas, un assez singulier spectacle que cet homme de trente-trois ans, au milieu des tout jeunes gens peuplant l’atelier. Ils dessinaient, eux, avec la correction que montrent en majorité les élèves, avec sa manière lors règles, alors pleinement développée. Quelle fût son application à rendre le modèle, il ne pouvait manquer de le déformer ou plutôt de reformer à sa manière. Le maître, M. Cormon, s’était cru obligé, au début, de lui donner de ces conseils qu’il devait à tous ses élèves ; mais, voyant qu’il avait affaire à un homme déjà mûr. qui se montrait sûr de lui, il y avait vite renoncé.
Enfin par un de ces renversements venus du fond de sa nature, il a ouvert les yeux sur ce qu’il n’a pas connu en Hollande, qui le sollicite maintenant à Paris, et va s’emparer de lui pour le pénétrer tout entier, la couleur, la peinture claire, l’impressionnisme. Avec son activité d’esprit, l’attention qu’il avait une première fois donnée aux en France aux artistes qui peuvent le mieux lui offrir ce qu’il cherche maintenant, des exemples pour arriver à la puissance du rendu par la couleur, dans la lumière. Aussi bien son étude va de Delacroix à Monticelli ; il regarde les impressionnistes Pissarro, Claude Monet, Cézanne, Guillaumin ; il voit aussi les œuvres des « pointillistes »Seurat et Signac ; tous ceux qui ont un coloris l’attirent, jusqu’à Ziem. Il n’est du reste pas de ces hommes qui, parce qu’ils forment de nouvelles liaisons, répudient entièrement leurs vieilles préférences. Il garde son admiration de Millet, à laquelle il ajoute celle de Daumier, de Delacroix, qui compteront parmi les choses importantes qu’on lui devra.
Puisque c’est avant tout la couleur qui le prend, le Japon devait aussi l’attirer. En effet, l’assemblage de vives couleurs pratiqué par les artistes de de pays le séduit. Il tapisse la chambre où il habite chez son frère, de crêpons japonais. Il en mettra comme fond à un portrait du Père Tanguy, une des œuvres principales qu’il peindra à Paris. La vivacité des couleurs employées par les artistes japonais, le frappe tellement, qu’il admirera le Japon, comme en perspective, à travers. Il en rêvera. Il dira plus tard de la Provence, où il aura été chercher l’éclat de l’atmosphère, que c’est un pays « qui doit être aussi beau le Japon ».
Cependant comme le Japon est hors de portée et que son art est d’un esprit trop différent du nôtre pour que l’on puisse se l’assimiler, ce sont les Français auxquels il emprunte définitivement. C’est peut-être à la palette de Monticelli qu’il est de plus particulièrement redevable. On en découvre un reflet dans certains de ses tableaux. Il n’avait pu connaître les œuvres de Monticelli en Hollande, où elles n’avaient certainement pas encore pénétré. Il y a vit à Paris, rue de Provence, un marchand, Delarbeyrette, qui en détenait un nombre considérable ; c’est chez lui que Vincent van Gogh en a pris connaissance.
Il s’approprie la méthode, adopté par les impressionnistes, de peindre le paysage directement, en plein air, devant la nature. Il est entré en rapports personnels avec la plupart des peintres impressionnistes, mais il est deux peintres avec lesquels il se lie d’une amitié particulière, Gauguin et Emile Bernard. En Gauguin, son ainé de cinq ans, il cherchera comme appui. Avec Emile Bernard, beaucoup plus jeune que lui, il entretiendra d’étroites relations. Il en fera son « copain », l’homme au sein duquel il s’épanchera.
Tous ceux qui sont familiers avec les questions de technique savent quels efforts ont à faire ces artistes qui, engagés dans une voie, veulent en changer, et l’on peut s’imaginer la tâche que la transformation complète de son art impose à Van Gogh. Lui qui, en Hollande, n’a connu que la peinture qu’on peut dire noire, mélancolique de caractère, passe en France à la peinture avant tout colorée, claire, éclatante, donnant la sensation de la vive lumière et du plein air. Le voilà donc, ayant abandonné l’atelier Cormon, qui s’applique à mettre de plus en plus d’éclat, de plus en plus de brio dans ses œuvres. Si on pouvait ranger chronologiquement celles qu’il exécute à Paris, on verrait les progrès que, par un travail incessant, il fait, on peut dire jour par jour, dans la nouvelle voie où il est entré.
Vincent van Gogh débute par peindre en plein air, aux alentours de Paris, à Montmartre, le moulin de la Galette, à Asnières, l’île de la Grande Jatte. Il peint en même temps un grand nombre de tableaux de fleurs. Comme il cherche surtout à éclaircir sa palette, les fleurs lui permettent d’y réussir. Elles lui présentent, assemblées en bouquets ou en gerbes, ces juxtapositions de tons tranchés qui l’exerceront à reproduire, en toutes circonstances, n’importe quelle coloration dans les lumière. Il peint en ce moment avec une sorte de fureur. Il n’a pas d’atelier, et la chambre qui lui en tient lieu, dans l’appartement où il réside avec son frère, rue Lepic, ne lui offrant sans doute pas toute les commodités dont il a besoin, il va travailler ailleurs, un peu partout. Il s’est arrangé pour peindre au sous-sol de la maison. De Antonio, un ami qu’il s’est fait dans l’atelier Cormon, habite sur la place St-Pierre, à Montmartre. Il peint chez lui, ou il trouve de la clarté, d’une manière assidue.
Ses tableaux d’alors sont généralement de dimensions réduites, et ont pour sujets des fleurs, des paysages, des natures mortes. Dans ce dernier ordre tout lui est bon. Il peint des fruits et des légumes de toute sorte. Il peint des souliers. Il peint des harengs, accompagnés d’accessoires variés. On connait de ses petits tableaux, où les ustensiles du fumeur, blagues à tabac, pipes, cigares, allumettes forment les sujets. D’autres auraient pu penser que ces objets ne lui sont jamais apparus nobles ou vulgaires en eux-mêmes. Il ne leur demande, alors qu’il s’étudie au coloris, que de lui offrir des couleurs variées.
Van Gogh ne se préoccupe nullement, à cette heure, de tirer parti de ses œuvres. Il ne pense même pas qu’il puisse se trouve des gens pour les acheter. Il remet bien celles qu’il considère comme les plus importantes à son frère Théodore, avec l’espoir d’en tirer profit dans l’avenir, mais les autres, de moindre importance, de petite ou médiocre dimension, il en fait cadeau à qui veut les accepter, ou elles ont été produites, ou encore en donne à un restaurent, sur le boulevard de Clichy, Au Tambourin, tenu par une italienne, la Segattori, un ancien modèle (2), qui acceptait assez facilement, en paiement, les tableaux des peintres qui, comme Van Gogh, venaient manger chez elle.
Il a du, avec sa rapidité d’exécution, produire plusieurs centaines de ces tableaux de petite ou moyenne dimension. Ils ont été en majorité signés, mais du seul prénom de Vincent. Depuis que l’œuvre est devenue célèbre on en a vu sortir des coins les plus obscurs. Toute-fois beaucoup sont sûrement perdus. Ils ont été tellement méprisés à l’époque par les détenteurs, que ceux-ci les ont grattés pour ses servir des toiles ou les ont laissés périr à l’écart. Van Gogh s’est désintéressé de même, dans d’autres circonstances, des études ou des tableaux qu’il a pu peindre. Sa belle-sœur Mme van Gogh-Bonger nous apprend qu’en quittant Anvers, après y avoir suivi les cours de l’Académie des beaux-arts, il abandonna, on ne sait à qui, d’assez nombreuses études, dont on n’a jamais retrouvé de traces. (3)
Van Gogh, outre le souci auquel il obéit d’accentuer sa gamme de coloris, en connaît un autre, qui sert à expliquer qu’il ait tant multiplié ces tableaux variés qu’il peint, par une sorte de gymnastique, en une seule séance, ou tout au plus au cours d’une journée : c’est le besoin, qui s’est emparé de lui et qu’il lui faut satisfaire, d’arriver à une exécution rapide, hardie et, en même temps, précise et arrêtée. Il doit la première pensée de cette nouvelle recherche au Japon. Il n’a pu manquer en effet d’observer dans les arts japonais du dessin, avec quelle liberté et quelle justesse les touches sont mises et les contours tracés.
Les Japonais, qu’ils écrivent, dessinent ou peignent, n’ont qu’un instrument et qu’un procédé : ils se servent exclusivement du pinceau promené à main levée. Or comme le pinceau met sur le papier ou la soie des lignes et des surfaces sur lesquelles il n’y a pas à revenir, elles doivent être appliquées, du premier coup, d’une manière réussie. La justesse et la perfection à obtenir de prime-saut sont ainsi devenues les qualités essentielles de la technique japonaise. Quand on se prend d’intérêt pour l’art japonais, si on est avant tout attiré par la vivacité du coloris, on ne peut manquer ensuite d’admirer la hardiesse de la facture. Aussi Van Gogh, épris des artistes du Japon, va-t-il adopter à leur exemple une exécution rapide, par touches hardies, mises avec justesse, du premier coup. Ces procédés lui étaient, comme la peinture claire, restés étrangers, en Hollande, où, s’il avait peint d’une manière déjà large, il n’avait connu que cette facture qu’on peut dire reposée, qui est un des traits de l’art hollandais.
Dans cet état d’activité où il se tient à Paris, Vincent van Gogh ne s’est pas senti particulièrement attiré vers la figure humaine. Il peint cependant attiré vers la figure humaine. Il peint cependant, à deux reprises, le père Tanguy. Ce sont là, à peu près, les premiers portraits, au moins de grande dimension, qu’on lui doive et ils marquent comme un développement de son art. Si Vincent van Gogh a trouvé le père Tanguy assez intéressant pour le faire poser on ne s’étonnera pas que nous nous arrêtions nous-mêmes sur lui.
(1) Lettres de Vincent Van Gogh à Emile Bernard, page 65.
(2) Gustave Coquiot : Vincent Van Gogh, page 126.
(3) Mme Van Gogh-Bonger : Vincent Van Gogh, Briefe an seinen Bruder. Einleitung, page 35.
Théodore DURET
« Vincent van Gogh » écrit par Théodore DURET (Edition définitive) 1924 - Bernheim-Jeune