Vincent van Gogh à Auvers-sur-Oise en 1890.
Albert Aurier, un jeune critique de talent, avait écrit sur l’art de Van Gogh un article louangeur, inséré dans le numéro de janvier 1890 du Mercure de France, qui faisait à ce moment même son apparition dans le monde. C’était la première fois que Vincent Van Gogh se voyait publiquement remarqué. Il avait adressé à l’auteur, de St-Rémy, une longue lettre, où il ajoutait à ses remerciements un exposé de son esthétique. Puis lorsqu’il fut revenu à Paris, au printemps de 1890, il entra en relations avec lui et le comprit au petit nombre de ses amis.
Vincent Van Gogh n’obtenait l’attention dans la presse que du seul Mercure de France et seule la Société des Artistes indépendants lui offrait le moyen de monter quelques-unes de ses œuvres au public. Les indépendants, s’établissant en 1884, avaient supprimé le jury d’admission et leurs expositions s’ouvraient à tout venant. Van Gogh, dont les œuvres n’eussent certainement été reçues nulle part où un jury eu à se prononcer sur elles, avaient profité de la liberté d’entrée aux Indépendants pour mettre trois de ses tableaux à l’exposition de 1888 et deux à celle de 1889. Mais à cette époque du début les expositions des Indépendants étaient peu importantes et peu visitées et les tableaux de Van Gogh, en nombre restreint, n’ont dû être remarqués que de ceux qui avaient déjà pu en voir chez Tanguy ou chez Théodore. Van Gogh de son vivant est donc resté absolument inconnu hors de France, et en France même n’a été connu et apprécié que de quelques amis et de quelques artistes, parmi lesquels on doit compter Toulouse-Lautrec, qui a fait de lui un portrait au pastel.
Cependant dans quel état mental se trouvait-il réellement revenant de St-Rémy à Paris ? Les portraits assez nombreux qu’il a fait de lui dans les derniers temps permettent de répondre à la question. En les rangeant une fixité de plus en plus inquiétante et devenir tout à fait hagards. On en éprouve une sensation douloureuse. On reconnaît par là que l’accès de folie d’Arles a été la manifestation violente d’un état morbide permanent, prenant une forme aiguë, sous le coup de circonstances particulières et qu’alors, si les soins, le calme ont fait cesser momentanément les crises, ils n’ont eu aucune action sur l’état morbide d’où elles découlent, qui a sa racine au plus profond de l’organisme. C’est un cas de maladie incurable.
Vincent Van Gogh et son frère Théodore n’ont pu que demeurer sous le coup de la terrible impression causée par l’accès de folie survenu à Arles, craignant d’en voir apparaître de nouveaux. Cela a dû suffire en particulier au frère, à Théodore, qu’il ait eu ou non la sensation de la maladie incurable que nous révèlent les portraits, pour vouloir assurer à Vincent un genre de vie qui, le maintenant dans le calme, lui éviterait autant que possible de nouvelles crises. Dans ces dispositions, Théodore veut le sortir de Paris, persuadé qu’il ne pourrait y vivre que dans un état malsain de surexcitation et il lui trouve un lieu de résidence paisible à la campagne. Il le fait aller à Auvers-sur-Oise, près de Pontoise.
Auvers avait été depuis longtemps adopté et fréquenté par les peintres. Daubigny y avait occupé une maison avec un grand jardin. Cézanne y était venu une première fois résider, en 1873. Il s’y était rencontré avec Pissarro et Vignon, et c’est alors qu’à leur exemple il s’était mis méthodiquemement à peindre en plein air et à développer son premier système si personnel de coloris. Après ce premier séjour d’assez courte durée, il y était revenu en 1880. Il y avait alors trouvé le Dr Gachet, un homme aimant les arts. Le Dr Gachet avait su apprécier l’art de Cézanne encore méconnu, et avait monté ainsi son bon jugement et son goût éclairé. Cézanne et lui s’étaient liés d’amitié. Lorsque Van Gogh venait à son tour résider à Auvers, il n’y trouvait pas Cézanne, parti depuis plusieurs années, pour retourner vivre à Aix, sa ville natale, mais il y trouvait celui qui avait été son ami, le Dr Gachet, et il allait l’avoir, lui aussi, pour ami. Il sera donc à Auvers dans de bonnes conditions. Il pourra recevoir, en cas d’accès de sa maladie, les soins d’un médecin, avec lequel il noue des rapports intimes et qui, étant un homme éclairé, saura, sur le terrain de l’art, l’apprécier et lui répondre. Enfin, établi dans un lieu pittoresque, il sera à même d’y pratiquer avantageusement la peinture de paysage, qui est devenue une des parties principales, sinon la principale, de sa production. il a pris pension et occupe une chambre dans un de ces modestes établissements à la fois auberge, restaurant, café, débit de vins, comme il en existe dans les villages des environs de Paris, tenu par un nommé Ravoux, sur la place de la mairie.
Il se remet au travail. Plusieurs des œuvres qu’il exécute à ce moment sont très connues, telles la Maison et le Jardin de Daubigny, la Mairie d’Auvers, le Portrait du Dr Gachet, coiffé d’une casquette, portrait à deux exemplaires, dont l’un ce trouve maintenant au musée Staedel à Francfort. Le Dr Gachet n’exerçait pas la médecine à Auvers. Il était exclusivement au service de la compagnie du Chemin de fer du Nord et, en cette qualité, il se rendait régulièrement à Paris plusieurs jours par semaine. Revenu chez lui à Auvers il cessait, on peut dire, d’être médecin. Aussi avait-il loisir de se consacrer aux peintres ses amis et s’adonner, à côté d’eux, aux arts de la peinture et de l’eau forte. Il faisait, sous le pseudonyme de Van Ryssel, des eaux-fortes dont il se plaisait à donner des épreuves à ses amis. Van Gogh, pendant son séjour à Auvers, a gravé, sur une plaque qu’il avait reçue du docteur toute préparée, un portrait de celui-ci, tête nue, fumant sa pipe. C’est la seule fois qu’il se soit essayé à l’eau-forte.
Van Gogh était en plein travail et depuis deux mois seulement à Auvers, lorsque soudain il se suicide.
On peut penser qu’après l’accès de folie qui l’avait conduit à une mutilation, un second accès, alors que son état cérébral morbide n’avait pu que s’aggraver, l’ait mené à se donner la mort. Mais indépendamment d’un nouvel accès de folie, qui aurait pu être la cause immédiate de son suicide, en voyant combien pénible sa vie était devenue et combien triste l’avenir se présentait à lui, on peut croire aussi qu’une résolution réfléchie ait précédé l’acte impulsif. Cet homme, depuis l’accès de folie d’Arles, a vécu dans la terreur d’en voir survenir de nouveau. Il a été séquestré une année à St-Rémy, on lui évite maintenant la vie agitée de Paris, on le tient à la campagne. Quelle perspective lui réserve l’avenir, sinon de voir, avec l’âge, son état s’aggraver jusqu’à une perte complète de la raison ?
A l’angoisse de la maladie, la charge que son entretien fait supporter à son frère Théodore ajoute une douleur d’ordre moral. Il a vécu, depuis qu’il est en France, aux dépens de son frère. Il lui remet bien ses tableaux à vendre, mais ils sont invendables et ne lui permettent en aucune manière de s’acquitter. Ce frère lui est dévoué, il admire son art, il a foi en son avenir et va au devant des sacrifices à faire en sa faveur. Mais il a fini par se marier, il a un enfant et les frais de son ménage lui rendent bien lourd tout secours à donner au dehors. Puisqu’il ne peut tirer aucun avantage de sa production d’artiste, Van Gogh se voit donc condamné à rester indéfiniment à la charge de son frère, ce qui est pour lui un profond tourment.
Il ne lui faut point penser à se suffire par l’exercice d’une profession quelconque. Il n’a pu y réussir dans sa jeunesse et encore moins le pourrait-il à trente-sept ans. D’ailleurs sa maladie cérébrale lui ferme toutes les carrières. On comprend, dans ces conditions, que le suicide ait pu lui apparaître comme une délivrance de la vie trop dure à supporter.
Un jour il est sorti de l’auberge où il demeure, pour aller peindre dans les champs. L’heure où l’on a l’habitude de l’attendre est passé sans qu’il soit de retour. Tout à coup on le voit revenir. Il est blessé et tout baigné de sang. « J’ai voulu me tuer » dit-il. On court chercher le Dr Gachet. Il examine la blessure. La balle tirée dans la poitrine a glissé sur une côte et est descendue dans l’aine. Son frère Théodore, prévenu, arrive. La balle ne pourra être extraite. La blessure est mortelle. Il demande sa pipe. Il fume. Il supporte stoïquement de violentes souffrances et meurt le troisième jour, le 29 juillet 1890. Quelques amis venus de Paris et les gens du voisinage le portèrent au cimetière d’Auvers.
Il avait du dépendre, pour son existence, de l’aide de son père d’abord, de son frère Théodore ensuite. Il n’avait pu tirer aucune ressource de sa production artistique, et la parole de l’écriture, « il n’est pas donné à l’homme de jouir de son travail », conviendrait, comme épitaphe, sur sa tombe.
Théodore DURET
“Vincent van Gogh” écrit par Théodore DURET (Edition définitive) 1924 - Bernheim-Jeune